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Le transfert du mandat de protection juridique

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Intervention – Colloque AFFECT – La solidarité intergénérationnelle – 28 septembre 2024

C’est une joie que d’être de retour pour ce 16ème colloque annuel AFFECT, là où nous sommes toujours accueillis avec tant de chaleur et de soin.

C’est un climat des plus propices pour traiter du sujet qui nous réunit aujourd’hui et qui tient au cœur.

Le cœur, celui auquel on accorde depuis l’Antiquité une place essentielle car on le considère comme le centre de l’être, de ses émotions, de sa sensibilité, de sa vie affective et spirituelle.

La solidarité est un vaste sujet.

Il paraît, en ces temps un peu troubles, un appel au cœur ; également, un appel du cœur.

Et nous pouvons nous réjouir qu’il nous rassemble toute cette journée et nous rappelle à cette démarche humaniste à travers laquelle nous nous obligeons les uns envers les autres, conscients d’autrui et de notre commune fragilité.

Nous saisissons d’emblée que la solidarité est une notion protéiforme.

Pour tenter de situer ses différentes acceptions, il est utile, à titre liminaire, de se porter au-delà des frontières du droit. L’approche pluridisciplinaire s’avère ici une aide précieuse.

Du point de vue étymologique, le terme solidarité est dérivé du terme « solidaire », issu du mot « solide », dérivé lui-même du latin « solidus » signifiant ce qui est « dense, complet, compact », également ce qui est « inébranlable ».

Il désigne selon l’Académie Française[1] « la responsabilité mutuelle entre deux ou plusieurs personnes, qui implique entraide et assistance ; l’attitude par laquelle on manifeste à autrui la part que l’on prend à sa situation ».

Qu’en disent les naturalistes, les botanistes, les archéologues ?

Que la solidarité est d’abord état de fait, une situation qui se produit indépendamment de la règle, un phénomène naturel.

Cette réciprocité bénéfique entre individus est aujourd’hui largement documentée.

Côté animal et entre membres d’une même espèce, ce sont, par exemple, les manchots qui se regroupent pour se protéger du froid[2].

Entre membres d’espèces différentes, c’est le pluvier qui vient curer les dents du crocodile et ainsi propose « un service de nettoyage buccal contre nourriture ».

Côté végétal,  c’est l’existence des racines interconnectées qui permettent aux arbres les plus vigoureux de nourrir les plus pauvres en nutriments[3].

L’archéologie nous renseigne aussi sur l’existence de pratiques de soins à l’autre, présentes aux origines de l’homme.

Une solidarité aux plus vulnérables qui transparaît des os d’un Néandertalien dont la mandibule a été découverte à l’occasion de fouilles dans le Vaucluse, au début des années 2000[4].

Les scientifiques ont pu déduire qu’il avait réussi à survivre, en l’absence de plusieurs dents et alors que la viande est sa principale source de subsistance, grâce à l’action d’autres individus qui l’ont aidé à se nourrir.

Il existe donc des pratiques de solidarités, plus ou moins volontaires, qui ont joué et jouent un rôle déterminant dans notre évolution et notre présence actuelle, des prestations de service mutuelles[5]qui tendent à faire de la notion de solidarité, un principe du vivant[6].

D’évidence, la solidarité est aussi une notion juridique centrale.

Le professeur Alain SUPIOT [7] du Collège de France nous enseigne qu’elle a historiquement été, d’abord, un outil du droit des obligations visant à établir des responsabilités communes entre débiteurs ; puis un outil de gestion des risques sociaux et un principe juridique consacré par le droit européen ; qu’enfin, la notion de solidarité s’est, au fil des débats d’idées, émancipée de sa dimension purement juridique pour devenir une notion politique et sociale[8].

Ainsi, la solidarité devient un principe d’organisation sociale, porté par la puissance publique[9] et à travers lequel, chaque citoyen contribue à hauteur de ses capacités et reçoit le droit d’en bénéficier à hauteur de ses besoins.

La protection juridique des adultes définit et encadre donc, à l’échelle nationale, l’action solidaire du corps social à ceux d’entre nous qui éprouvent, durablement ou temporairement, une fragilité, une blessure, une faiblesse qui les atteint, pour leur assurer un soutien proportionné, gradué, individualisé, à l’exercice de leurs droits et libertés.

La solidarité est donc un marqueur du droit de la protection juridique des majeurs dont l’article 415 du code civil rappelle qu’elle est un devoir des familles et de la collectivité publique.

I. Quelques mots sur les mesures « partagées »

L’enjeu est de garder l’unité, une cohérence entre personnes chargées d’exercer la protection juridique.

En se rappelant mutuellement que la personne reste seule « experte » d’elle-même.

Ainsi, en tant que parent ou soutien amical, il apparaît essentiel de conserver à l’esprit que donner la vie, côtoyer un proche au quotidien, le voir croître, le voir vieillir renseigne sur ce qu’il/elle veut pour lui-même, sur ses choix de vie, ses accords, ses refus ; que ce parcours de vie observé ou vécu ensemble offre l’occasion de témoigner de ce qui constitue la personne mais ne délivre pas le pouvoir de définir ce qui est bon pour elle, ce qui va de son  « meilleur » intérêt.

En tant que professionnel, il est indispensable d’agir en gardant en mémoire que la contrainte inhérente au mandat de protection juridique ne délivre pas non plus le pouvoir de définir ce qui est « bon ou meilleur » pour la personne ; n’autorise pas à agir en ses lieux et place, hors du cadre fixé par le mandat, sans l’avoir préalablement consultée, sauf exception et sous réserve alors d’activer les mécanismes prévus à cet effet dans le code civil.

II. Le transfert de la mesure de protection

 « Transmettre » s’entend ici au sens de « confier, faire passer dans la possession de quelqu’un » et « faire parvenir d’un endroit à un autre »[10].

Ces définitions éclairent sur les critères selon lesquels s’établit le transfert d’une mesure de protection.

D’abord, par la connaissance de la qualité du protecteur nouvellement désigné. Est-il un professionnel ou un membre de la famille ? Un proche ?

Puis, par le contexte de motivation du transfert. Il peut en effet naître d’une nécessité matérielle, par exemple, lorsque la personne intègre un nouveau lieu de vie ; il peut également naître du fait d’un conflit d’intérêt entre la personne et le protecteur chargé de l’assister ou de la représenter.

En matière de transfert de la mesure de protection, plusieurs hypothèses peuvent être recensées.

De la famille au professionnel, c’est souvent l’épuisement, la naissance de conflits d’intérêts, non présents lors de la désignation du protecteur originel, qui peuvent conduire le juge prescripteur à activer la solidarité publique en lieu et place de la solidarité familiale.

En sens inverse, le transfert de la mesure de protection se déploie lorsque le contexte est propice à un retour du dispositif de protection dans la famille, la plupart du temps sur demande de la personne protégée et parce que les parents/le-les proches s’ouvrent à cette opportunité.

Entre professionnels, les motifs présidant aux transferts, pluriels, peuvent toutefois se répartir en différentes catégories ; ceux intervenant sur demande des juges des tutelles en faveur d’un professionnel MJPM exerçant selon un mode d’exercice lui apparaissant plus adapté à la situation donnée  ; ceux émanant d’une demande de la personne protégée, notamment pour se rapprocher d’un service voisin de son lieu de vie ou du même service que son conjoint ; ceux opérés à la demande du service, en raison d’une difficulté à exercer la mesure de protection (souvent en raison d’un contexte de violences verbales et/ou physiques, de menaces réitérées).

Lorsque s’opère un transfert, trois orientations de travail peuvent être relevées.

En premier lieu, celle d’assurer une continuité dans le changement.

Elle implique de ne pas induire de ruptures, de latences pour que ce transfert s’établisse dans de bonnes conditions pour toutes les parties prenantes.

Transférer le mandat de protection juridique est donc affaire d’anticipation.

En second lieu, celle de transmettre les informations utiles au protecteur désigné.

Et de s’interroger ainsi sur ce qu’il est nécessaire de dire, pour dire avec concision et exhaustivité.

Et se questionner tout autant sur ce qu’il n’est pas nécessaire de dire au risque sinon de basculer dans l’information invasive ou la partialité. Que confier au nouveau protecteur désigné ? Le partage d’information, justement dosé, est ici essentiel à considérer.

En troisième et dernier lieu, celle d’informer la personne protégée, en amont, pour préparer au changement à venir.

Ici, autant que possible, il faut organiser une rencontre physique entre toutes les parties prenantes pour préparer au mieux à ce transfert.

III. Conclusion

En parallèle des solidarités affective ou publique mobilisées au soutien des plus vulnérables d’entre nous, n’oublions pas celle que nous nous devons entre professionnels.

Nous sommes, selon les chiffres officiels de la DGCS, 10 000 à exercer à titre professionnel dans le champ de la protection juridique des majeurs, tous modes d’exercice confondus.

En l’état, notre construction identitaire n’est toujours pas achevée.

Nous sommes parvenus à l’élaboration d’un référentiel d’activités commun, à revendiquer notre champ d’action, dans son contenu et ses frontières.

Nous avons rappelé avec force que nous œuvrons dans le champ du droit, par le droit, en complémentarité des professionnels de l’intervention sociale et du soin.

Nous sommes parvenus à l’écriture de repères éthiques à partir desquels nous pouvons questionner nos actes professionnels, là où le mandat pourrait nous conduire à nous enfermer dans des certitudes et une toute puissance délétère pour les personnes protégées et pour nous-mêmes.

Nous sommes porteurs de compétences techniques, relationnelles, organisationnelles singulières.

Pour achever ce long travail de construction identitaire, il nous faut maintenant nous atteler à l’élaboration de notre référentiel de compétences.

La compétence, c’est le savoir dans l’action ; nous sommes, professionnels issus des 3 modes d’exercice en mesure de les définir.

Nous devons solidairement entamer ce travail.

Et ainsi, les 10 000 professionnels que nous sommes, réaliseront que ces compétences, cultivées dans nos modes d’exercice respectifs, sont complémentaires.

Voilà qui achèvera de nous définir : 10 000 professionnels porteurs d’une même éthique, d’un même langage, d’une conception harmonisée de leur rôle professionnel, conscients et confiants dans leurs compétences acquises.

En entamant la rédaction de cette intervention, je me suis demandé si le concept de solidarité était un concept essoré, limité : serait-on désormais solidaire pour une période de temps fixée ? Pour un montant défini ? En contrepartie seulement de l’atteinte de tel ou tel objectif ?

J’achève cette intervention en constatant effectivement qu’il est âprement bousculé et que les valeurs fondatrices qui l’ont vu naître se tarissent.

Mais il reste un concept vivant, producteur de transformations.

L’essentiel réside là et mérite le rappel opiniâtre, que la solidarité à l’autre naît et subsiste tant qu’il est Autre, car sa seule existence surpasse toute autre considération.


[1] Définition du dictionnaire de l’Académie Française, 9ème édition

[2] Cooloc, Entraide et solidarité, les vraies lois de la nature ? https://blog.cooloc.com/vie-quotidienne/entraide-solidarite-une-loi-de-la-nature/

[3] Ibid

[4] Résultats publiés in « Proceedings of the National Academy of Sciences », Claude Guérin (co-auteur), enseignant-chercheur à lUuniversité Claude Bernard-Lyon 1

[5]  « La solidarité chez les plantes, les animaux, les humains », Jean-Marie PELT, Editions Le Livre de Poche

[6] Groupe URD – « Que nous apprennent les sciences sur l’entraide ? »

[7] « La solidarité en questions », Entretien avec Alain SUPIOT, propos recueillis par Nadia KESTEMAN, CNAF-DSER

[8] Ibid.

[9] Ibid.

[10] Définitions tirées du Larousse et du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales

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