Par la conjonction de nos savoirs universitaires, de nos savoirs pratiques, par nos questionnements transdisciplinaires et transfrontaliers, par le recueil et l’intégration de la parole des personnes protégées dans nos outils et processus de travail, nous contribuons à l’émergence de nouveaux procédés, de nouvelles connaissances propres au champ de la protection juridique des majeurs.
Nous contribuons à façonner un art.
L’art comme activité conduite selon un ensemble de règles et de méthodes à observer.
Mais aussi l’art comme talent et comme habileté.
En cela, l’activité de protection juridique des majeurs constitue un art du « possible », entre permanence de la règle de droit et mutabilité de la volonté humaine : définir, projeter, agir aux côtés ou au nom de la personne protégée pour accomplir sa volonté ; pour réaliser ce qui peut l’être.
Et dans cette lignée, nous pouvons également reconnaître aux professionnels chargés de la mettre en œuvre, la maîtrise grandissante de l’art, subtil, du tracé de lignes.
Celui des segments francs car le droit balise l’action du mandataire judiciaire ; sans toutefois totalement la sceller.
Celui des entrelacs car l’activité de protection juridique confronte à des tensions éthiques particulièrement prégnantes, au croisement de questionnements multiples.
Celui des liens car l’exercice d’une protection juridique prend racine dans la relation à la personne protégée, à ses proches s’ils sont présents et qu’elle consent à les associer, aux juges prescripteurs, aux réseaux de proximité et institutionnels.
Ces liens se composent et se recomposent ; et s’inscrivent effectivement dans une continuité, celle propre au mandat judiciaire auxquels ils se rattachent.
Une trace, un lien et une permanence. Une affaire de lignes.
Les lois de Rolland constituent le régime juridique commun de tous les services publics.
A cet égard, le Conseil d’Etat a récemment rappelé que si la protection juridique des majeurs ordonnée par l’autorité judiciaire constitue une mission d’intérêt général, elle ne revêt pas le caractère d’une mission de service public.
Cela suffirait-il à la soustraire à toute exigence de continuité ?
D’évidence, non.
En effet, l’objet de la protection juridique des majeurs est de répondre aux besoins d’une communauté de destinataires.
Elle remplit une mission particulière liée à la satisfaction de l’intérêt général.
Elle ressort d’un impératif de solidarité sociale tenant à la considération et au soutien des majeurs particulièrement vulnérables.
Les formes et les opérateurs de la protection juridique des personnes pourront varier.
Mais le besoin de protéger ceux qui ne peuvent pas ou plus pourvoir seuls à leurs intérêts en raison d’une altération de leurs facultés personnelles de nature à empêcher l’expression de leur volonté, demeurera.
En agissant pour le bien public, encadrés par les dispositions du code de l’action sociale et des familles, les mandataires judiciaires s’engagent à garantir la qualité de leur intervention.
Le principe de continuité comme loi de service public a pour principale finalité celle d’écarter le risque d’un « état à éclipses » ; d’éviter d’ouvrir des parenthèses dans les missions dévolues en imposant aux gestionnaires un fonctionnement régulier.
Bien qu’ils conservent le choix de leurs modes d’organisation, les mandataires judiciaires à la protection des majeurs n’en sont pas moins tenus aux mêmes finalités.
Ainsi, les critères retenus par la Haute Autorité de Santé dans son nouveau référentiel d’évaluation mentionnent-ils, notamment, en matière de suivi des personnes « la continuité et la fluidité des parcours » ; en matière de ressources humaines « la définition [de] modalités de travail adaptées pour garantir la sécurité, la continuité et la qualité de l’accompagnement des personnes » ; en matière de démarche qualité et de gestion des risques « [l’élaboration et l’actualisation] d’un plan de gestion de crise et de continuité de l’activité ».
Traiter de continuité d’activité en protection juridique des majeurs n’est cependant pas chose aisée ; d’une part, pour entreprendre sa définition, alors, faut-il le rappeler, que le contenu et les limites du mandat auquel elle se rapporte, restent, malgré de notables progrès, encore insuffisamment connus et compris ; d’autre part, pour assurer sa mise en œuvre, notamment dans les services mandataires à la protection des majeurs, tant il leur est actuellement difficile de stabiliser leurs effectifs de travail.
Catégorisés comme établissements sociaux et médico-sociaux, ces derniers sont également, de manière majoritaire, des associations loi 1901, endossant le statut d’employeur de droit privé, soumis aux dispositions du code du travail et du code de la sécurité sociale.
La qualité de service et la qualité de vie au travail sont ici étroitement connectées ; elles appellent à une recherche d’équilibre constant entre ces pôles constituant les deux facettes d’une même entité.
Ainsi, si la continuité d’activité peut se rapporter au symbole de la ligne, la définir reviendrait à l’envisager comme une démarcation (I)
Il s’agirait de tenter de cerner ce qu’elle est et ainsi border ce qui incombe au mandataire judiciaire.
En nous appuyant sur les attendus légaux, nos pratiques consolidées et notre expérience récente, nous pouvons acter que la continuité d’activité suppose, sans prétention à l’exhaustivité, de garantir à la personne protégée :
- L’ accès à l’information sur le suivi budgétaire, financier, administratif et juridique de sa mesure de protection. Il est important de rappeler ici la proposition n°3 du rapport de mission interministériel rédigé sous l’égide de Madame CARON DEGLISE, tenant à faire figurer l’article 457-1 du code civil dans les principes généraux de la protection juridique, après l’article 415, dans le but de « créer les conditions de l’expression de la volonté en faisant de l’obligation d’information de la personne chargée de la protection et des autres acteurs une obligation partagée au service du soutien effectif de la personne ».
- L’ accès à son excédent de gestion,
- Le maintien d’un accueil et d’un suivi de ses demandes.
En regard, la continuité d’activité implique que le mandataire judiciaire assure à l’interne :
- Une interconnaissance des situations. Cela implique la mise à disposition de supports de transmission partagés, opérant simultanément la traçabilité des actions engagées dans le cadre du mandat.
- Une préparation au travail en mode dégradé. Cela implique de définir les modalités selon lesquelles s’organisent les relais (seuil d’enclenchement, durée et périmètre, désignation des acteurs concernés), de veiller à leur connaissance et leur compréhension par les personnes chargés de les mettre en oeuvre ; d’en informer parallèlement les majeurs protégés (il s’agit de leur conserver des repères concrets sur le suivi de leur mesure de protection).
- Une approche vigilante sur l’état de santé, la situation matérielle et budgétaire, la compétence évaluative des professionnels restant centrale dans la détection des signaux faibles marquant leur détérioration et l’enclenchement des dispositifs d’alerte subséquents.
Si la continuité d’activité peut se rapporter au symbole de la ligne, la définir reviendrait aussi à l’envisager comme une liaison (II)
En effet, la continuité d’un suivi, sa cohésion dépendent intensément de notre capacité à faire lien.
Entre acteurs professionnels et proches intervenant dans le parcours de vie de la personne protégée, ce sont nos vigilances croisées qui la faciliteront.
Dans les services, cela valant tout autant pour les mandataires judiciaires exerçant à titre individuel, c’est l’approche collégiale des situations qui est à encourager et à enrichir.
Il peut en effet paraître pertinent de segmenter le suivi d’une mesure de protection en différents secteurs, chacun saisi d’une partie spécifique de son exécution.
Cette distribution des missions entre des opérateurs spécifiques est de nature à favoriser une exécution célère et sécurisée de celle-ci ; cela suppose toutefois que les acteurs concernés soient bien informés de leur rôle dans le déploiement global du mandat et du champ de responsabilité(s) leur incombant ; qu’ils gardent à l’esprit leur interdépendance et la nécessité de coopérer.
Il faut ainsi trouver le juste dosage pour assurer à la personne protégée la disponibilité d’interlocuteurs dédiés, qu’elle connaît et en qui elle peut placer sa confiance et pour conserver aux salariés l’utilité et la signification de leur travail.
Le défi est celui de son maintien (III)
D’évidence, l’épidémie mondiale, avec laquelle nous composons depuis de nombreux mois, a mis à l’épreuve notre capacité à maintenir une continuité d’activité auprès des personnes.
Elle a mis en tension nos services. Eprouvé nos certitudes, nos dispositifs et nos outils.
Elle a révélé notre potentiel créateur. Et dans le même temps souligné nos faiblesses organisationnelles.
En certaines occasions, nous avons la sensation d’atteindre notre point de bascule.
Nos communautés de travail forment un système fragile, poussé depuis plusieurs années dans ses extrêmes.
La forte rotation de l’emploi (turn-over) couplée à la faible attractivité de notre secteur vide les postes et contraint les personnels restants à endosser, de plus en plus fréquemment, bien plus que leur « part théorique » de continuité.
Quoi faire ? Permettre aux professionnels, toutes fonctions et tous modes d’exercice confondus, de peser sur ce qu’ils font et sur la manière dont ils le font ; de leur donner ou redonner une fonction agente dans l’organisation de leur travail ; de reconnaître et faire connaître la contribution qu’ils apportent, par celui-ci, au bien-être commun ; de sortir d’une lecture arithmétique de l’activité laquelle peut conduire à une représentation « excellisée » du réel.
Le chiffrage, la catégorisation, la mesure sont d’indispensables outils d’objectivation et de structuration du travail ; ils échouent cependant à saisir l’entière matérialité du vécu éprouvé sur le « terrain ».
Ce vécu constitue une somme de savoirs expérientiels qu’il est indispensable d’inclure véritablement dans nos réflexions si nous voulons fonctionner de manière plus efficiente, recouvrer notre attractivité et conserver aux personnes la qualité de service que nous leur devons.
Nous vivons un kairos c’est-à-dire le temps d’une occasion opportune. Un intervalle décisif nous obligeant à repenser nos schémas actuels.
Pour nos autorités, l’instant présent doit constituer ce même intervalle décisif, celui qui aboutira aux décisions opportunes et pérennes, à même déjà, à même simplement, de nous donner les moyens de faire notre travail de protection juridique des plus vulnérables.
Pas de moins disant social pour les orfèvres de l’humain.